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  • : Le blog du Mensékhar
  • : Présentation et publication intégrale de mon ouvrage de science-fiction appelé le Mensékhar
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         Le Prince Eden dormait très mal, son sommeil était agité. La triple pleine lune sur Gayanès, phénomène exceptionnel, venait perturber les métabolismes des habitants de la Cité Interdite. La raison exigeait que l’on s’abstienne de dormir en pareille nuit, mais Eden était trop épuisé pour lutter contre la fatigue.

 

         C’était sa première nuit de sommeil depuis son retour d’Iadès. Les plantes médicinales aux effets habituellement si bénéfiques ne lui étaient plus d’aucun remède. La boisson et le manque de sommeil avaient sérieusement mis à mal son organisme. En outre, sa poitrine contusionnée le faisait horriblement souffrir.

 

         Il se retourna dans son lit, puis se réveilla en sueur. Il venait encore de faire un cauchemar, mais il n’en gardait que très peu de souvenir. A l’exception de cette vision de terreur, de ce protonyx qui venait le traquer jusque dans ses pensées les plus intimes.

  

         Ce n’était pas n’importe quel protonyx. C’était celui qui, sur Iadès, avait bien failli lui briser la cage thoracique ainsi que la colonne vertébrale. Eden n’avait dû son salut qu’à la résistance de sa côte de maille en nano carbone et à ce couteau providentiel attaché à son ceinturon.

 

         L’animal de son rêve avait le même regard froid, insensible et cruel que celui qu’il avait affronté sur la planète rouge. Ces monstres, dotés d’une brutalité animale, étaient en réalité très intelligents, bien plus que ce que le jeune homme avait pu soupçonner jusqu’à présent.

 

         Les protonyx étaient de féroces prédateurs, mais parmi les milliards d’humains qui peuplaient les galaxies de l’univers, ils n’étaient attirés que par ceux dont les veines contenaient le précieux sang d’Etran. Ces monstres l’avaient senti, lui, le Proèdre, et non pas les fils des nobles qui l’accompagnaient. C’était lui et lui seul qu’ils avaient traqué dans les montagnes d’Iadès et non pas ses infortunés compagnons qui n’avaient été que de simples indésirables ayant eu le malheur de se trouver en travers de leur chemin.

 

         Le dénouement de ces tragiques événements qui s’étaient déroulés la veille sur Iadès était encore confus dans son esprit. Eden se souvenait d’avoir planté sa lame dans la gorge du protonyx. La plaie béante avait laissé s’échapper un sang épais, tandis que l’animal se tordait de douleur. La pression exercée par la gueule du monstre s’était relâchée, la tête d’Eden, en tombant, avait heurté le sol pierreux. Il avait perdu connaissance.

 

         Eden s’était réveillé couvert d’une mélasse rougeâtre, mélange de poussière et de sang. Il avait dû rester inconscient pendant plusieurs heures. A son réveil, il ne restait plus que les cadavres des six protonyx étendus sur le promontoire. Ses compagnons et leurs hippoïdes avaient tous disparu.

 

         Il n’était pourtant pas seul. Des Immortels, les soldats d’élite de son père, s’affairaient tout autour de lui à faire disparaître les dernières traces de cet horrible carnage. Oued, le Commandeur Suprême des troupes impériales, participait en personne aux opérations de nettoyage.

 

         Dans le vaisseau spatial qui l’avait ramené sur Gayanès, Eden avait appris que ses compagnons avaient tous été tués en affrontant les protonyx. L’Empereur avait chargé Oued de faire disparaître toutes les traces de cette expédition. Pour la sûreté de l’Empire personne ne devait apprendre que le Proèdre et douze patriciens avaient participé à un safari sacrilège sur Iadès. Les protonyx étaient des animaux sacrés, nul n’avait le droit de les chasser et encore moins de les tuer.

 

         Eden avait juré à Oued de ne jamais rien révéler de cette sombre aventure. Selon la version officielle, les douze fils de nobles qui avaient accompagné le Proèdre sur Iadès étaient décédés dans un tragique accident d’aéronef. L’appareil avait explosé dans la forêt qui bordait la Cité Interdite et il n’y avait eu aucun survivant.

 

         Pour autant, le Proèdre n’avait pas échappé à de drastiques mesures disciplinaires. Oued s’était fait un malin plaisir d’informer Eden que l’Empereur l’avait fait consigner dans la Cité Interdite jusqu’à nouvel ordre.

  

         La journée qui venait de s’écouler s’était avérée particulièrement calamiteuse pour l’héritier du trône. De tous ses malheurs, il n’aurait pas su dire lequel était le pire. La mort de ses compagnons lors de ce safari raté sur Iadès, sa côte cassée ou bien son assignation à résidence ? Une seule chose était certaine : il accumulait les déboires.

 

         Eden aurait bien volontiers voulu croire que ces événements dramatiques n’étaient en réalité qu’un mauvais rêve et qu’il allait bientôt émerger d’un long cauchemar. Malheureusement, sa cage thoracique endolorie le ramenait sans cesse à la triste réalité.

 

         La chambre était emplie de la lueur blanchâtre des trois lunes. Eden se leva de son lit, traversa la pièce et ferma les stores des deux fenêtres. Il espérait que la pénombre l’aiderait à mieux dormir et se recoucha.

 

         Peu de temps après, il se réveilla mais cette fois-ci l’obscurité dans la pièce était totale. Les nuages avaient-ils voilé les trois lunes ? Il n’apercevait même plus leurs lueurs diffuses à travers le tissu des stores.

 

         Le jeune homme s’inquiéta. Il ne trouvait pas le cristal fluorescent qui lui servait de lampe de chevet, sa table de nuit avait également disparu. A force de bouger dans son sommeil, il avait certainement dû se retourner dans son lit. Cela lui était déjà arrivé ; il s’était alors réveillé la tête au pied du lit. Mais cette fois-ci il avait beau chercher, il n’y avait rien non plus à l’autre bout de la couche.

 

         Il sauta hors du lit et marcha à tâtons vers la porte afin de sortir de sa chambre. Il ne la trouva pas et quand il voulut rebrousser chemin, il ne retrouva pas son lit non plus. Il était perdu dans sa propre chambre. Il avait beau courir dans n’importe quelle direction, il ne rencontrait pas le moindre obstacle ; il n’avait plus le moindre point de repère.

 

         L’angoisse l’étreignit. Il cria :

  

         - Maman !

 

         Mais il n’était plus un petit enfant et sa mère était morte depuis des années. Cette femme qu’il admirait, belle comme le jour et à la voix si douce, s’était éteinte d’une sombre langueur dans l’indifférence d’un époux volage.

 

         Eden aurait bien voulu appeler son père, mais il y avait longtemps que ce dernier ne s’intéressait plus à lui. D’aussi loin qu’il pouvait se souvenir, il avait toujours ressenti à son égard une profonde animosité de la part de son géniteur. Délaissé, voire méprisé par son père, il devait une fois encore apprendre à se débrouiller tout seul.

 

         A son grand soulagement, une petite lumière était apparue dans les ténèbres. Elle grossissait au fur et à mesure qu’elle se rapprochait d’Eden. Un serviteur l’avait peut-être entendu crier et était venu voir ce qui se passait avec un cristal fluorescent.

 

         L’homme qui venait à sa rencontre était grand et costaud, ce qui contrastait avec les traits fins de son magnifique visage d’ange. Sa tunique de lumière l’entourait d’un halo blanc vaporeux. S’agissait-il d’un esprit ?

 

         - Qui es-tu ?

 

         - Je suis ton ange gardien. Je suis venu t’aider, mais tu dois me faire confiance.

 

         Eden n’hésita pas. Il prit la main que l’homme lui tendait. Les ténèbres s’évanouirent subitement pour laisser place à un paysage de rêve. La chambre avait disparu, ils étaient dans un belvédère en marbre blanc dressé au sommet d’une butte. De leur point d’observation, ils dominaient une plaine arborée parcourue par les méandres argentés d’une rivière paisible.

 

         Eden suivit son compagnon qui avait décidé de dévaler la colline en direction de la rivière. Il ne se sentait pas complètement en confiance dans ce pays inconnu et avait terriblement peur de perdre l’ange de vue.

 

         Ce dernier était inquiet :

 

         - Tu dois courir plus vite sinon ils vont nous rattraper.

 

         Eden se retourna et vit trois hommes sortis de nulle part qui les poursuivaient. Ils portaient une armure noire, très brillante, un casque avec une visière rabattable masquait leurs visages. Leur tenue de combat les trahissait, ces hommes étaient des Immortels, les soldats de la garde impériale. Ils visaient Eden avec leurs pistolasers. Une salve bleue partit, suivie de plusieurs autres. Elles fusaient dans tous les sens. Une branche touchée fut coupée, se détacha d’un arbre et tomba à côté de l’héritier du trône.

 

         Devant lui, l’ange avait mystérieusement disparu. La panique gagna Eden. Plus il courait, plus les hommes en armure qui le poursuivaient étaient nombreux. Ils sortaient de toutes parts, le contraignant à se diriger vers un imposant monument gris.

 

         Eden passa le portique de la muraille de l’édifice. Le ciel se couvrit. Cet endroit lui était familier. Il parcourait la grande allée de l’Apanama, mais la cité était étrange. Elle ne correspondait pas au souvenir qu’il en avait. Les monuments d’ordinaire blancs et reluisants étaient gris et délabrés. Des hommes armés de pistolasers apparaissaient à chaque coin de rue et se rapprochaient dangereusement de lui.

 

         Eden était à présent acculé au pied du palais hélicoïdal de la Doyenne. Il frappait désespérément à la porte mais personne ne venait lui ouvrir. Les soldats le cernaient. L’un d’eux sortit du groupe, s’avança vers Eden et le visa avec son pistolaser. Il appuya sur la détente, le faisceau bleu toucha le jeune homme à la poitrine.

 

         Eden avait toute la cage thoracique brûlée, l’odeur de la chair calcinée emplissait ses narines. La douleur était insupportable, identique à celle qu’il avait ressenti lorsque le protonyx lui avait brisé une côte. Il s’effondra par terre, raide mort.

 

         Eden n’avait pas conscience de sa propre mort. Il avait été intégré dans le corps de son ange gardien et assistait maintenant à la scène en tant que spectateur. Le soldat qui l’avait tué s’était approché de son corps. Un frisson d’horreur le fit trembler dans tout son être, lorsqu’il vit l’homme mutiler son corps de la manière la plus abominable qui soit.

 

         Eden s’agita et bascula dans le vide. Il se réveilla le torse moite, le front dégoulinant de sueur, assis au pied de son lit.

 

         Quel horrible cauchemar ! Tout cela avait été si réaliste qu’il avait dû se demander pendant plusieurs minutes s’il n’avait pas vraiment vécu tous ces événements. S’agissait-il d’un rêve prémonitoire ? Y avait-il un sens caché derrières ces images terribles ? Eden savait qu’il ne trouverait plus le sommeil au cours de la nuit.

 

         Le Proèdre pressentait que ce dernier cauchemar n’était pas anodin. C’était comme s’il venait le prévenir d’une menace imminente. Quelque chose d’inquiétant se tramait contre lui, il en était persuadé.

 

         Mais comment allait-il interpréter correctement ce songe afin d’identifier la ou les personnes qui complotaient dans l’ombre contre lui ? Les mauvais coups pouvaient provenir d’un peu partout dans son entourage. Ses ennemis étaient légion.

 

         Son père était extrêmement nerveux depuis quelques mois. Atteint d’une étrange maladie incurable, il redoutait par-dessus tout de mourir. Cette ambiance de fin de règne attisait les convoitises des courtisans.

 

         Etant l’héritier légitime du trône, Eden était au centre de toutes les intrigues. La Princesse Sappho s’était récemment rapprochée d’Oued pour s’attacher la fidélité des militaires, tandis que la Doyenne de l’Apanama délaissait Okara pour nouer de subtiles alliances à la Cour.

  

         Les précieuses clés du songe d’Eden ne pouvaient être décryptées qu’avec l’aide d’une spécialiste. La tante du jeune prince s’entourait de nombreuses chiromanciennes, peut-être pourrait-il en consulter une ? Le risque était grand, bien sûr. Sappho pourrait se servir de son rêve pour lui nuire, mais il n’avait pas vraiment le choix. Il avait besoin d’identifier ses ennemis, pour au moins se rassurer.

 

         Le palais impérial était situé au coeur de la Cité Interdite, dans un jardin exotique entouré d’une muraille circulaire. Le parc était parsemé de bâtiments, chaque membre de la famille impériale y disposait d’une résidence privée. Celle de la Princesse Sappho était située à quelques centaines de mètres de celle d’Eden.

 

         Prenant son courage à deux mains, le Proèdre avait décidé d’aller affronter sa diabolique tante dans son mystérieux palais. Le jeune homme enfila une tunique de coton verte, brodée de fils d’or. Il s’apprêtait à sortir lorsque sa sphère holographique jusque là en veille s’était allumée. Un correspondant cherchait à le joindre.

  

         Le moment n’était pas opportun, mais après tout, peut-être était-ce la communication qu’il attendait avec tant d’impatience. Le correspondant était à contre-jour, seule l’hombre de l’homme était visible dans la sphère d’images. Malgré tout, Eden n’avait aucun doute quant à son identité.

  

         - Vous avez le soleil dans le dos, je ne vous vois pas, fit-il.

 

         - Le jour se lève sur ma planète. Faites moi confiance, cette petite mise en scène est nécessaire pour notre sécurité à tous les deux. Oued fait très certainement écouter cette transmission, il ne doit pas pouvoir m’identifier. 

      

         La voix de l’homme était volontairement brouillée. Il ajouta :

  

         - Je vous attends comme convenu.

 

         - Je ne peux pas quitter la Cité Interdite. Ordre de l’Empereur. Il va falloir que vous vous déplaciez en personne.

 

         - C’est trop dangereux, je refuse.

 

         - Vous devez absolument venir sur Gayanès, nous ne pouvons plus attendre. La santé de mon père décline de jour en jour. Sans votre aide, je ne pourrais jamais m’opposer à l’influence croissante des militaires.

 

         - Soit, je viendrai.

 

         L’interlocuteur d’Eden avait soudainement mis fin à la conversation. Le Proèdre était désormais libre de rendre une petite visite de courtoisie à sa tante. Il quitta discrètement son palais par une porte de service.

 

         Sa silhouette allongée par la lumière des lunes défilait sur les murs sombres des bâtiments, puis se perdait derrière les bosquets. Une allée bordée de palmiers traversait une pelouse en déclivité. Il s’approcha de la résidence de Sappho sans avoir croisé le moindre visiteur.

 

         La bâtisse était comme sa propriétaire, exubérante. La façade blanche avait encore changé de forme par rapport à la veille. Haute d’une vingtaine de mètres, elle était soutenue par dix énormes piliers sculptés représentant des sirènes. Eden s’annonça au visiophone. Un succube lui répondit.

 

         - Que désirez-vous Prince Eden ?

 

         - Ma tante pourrait-elle m’accorder une entrevue ?

 

         - Le Proèdre est maître en la Cité Interdite.

 

         La porte s’ouvrit, Eden pénétra dans la demeure. Le grand hall désertique et dépouillé de tout mobilier était démesuré par rapport à la jeune femme qui accueillait l’héritier du trône. Sa silhouette élancée était enveloppée dans une robe du soir très légère. Son nez, petit et court, était un peu retroussé en son extrémité. Sa longue chevelure brune, sa bouche mise en valeur par un rouge à lèvres mauve et ses yeux en amandes surhaussés de cils délicats constituaient de perpétuels appels à la volupté.

 

         Elle prit une voix langoureuse.

 

         - Je m’appelle Elia, Prince Eden. Je suis à votre service.

 

         Le Proèdre était bien trop obsédé par le cauchemar qui le hantait pour permettre à cette diablesse de le détourner de son objectif. Il repoussa la main de la jeune femme qui effleurait tendrement son visage.

 

         - Au risque de te sembler incorrect, je te rappelle que j’étais avant tout venu pour voir ma tante.

 

         - Comme tu voudras. Suis-moi.

 

         Ils empruntèrent le double escalier à colonnades qui montait à mi-hauteur du hall. Arrivés sur le palier, ils se dirigèrent vers une grande porte arrondie en fer forgé d’où provenaient des rires de femmes.

  

         Elia poussa la grille et introduisit le Proèdre dans la salle. Le spectacle dépassait tout ce que le jeune homme avait pu imaginer. La grande galerie voûtée était couverte de glaces sur toute sa longueur. Des pétales de fleurs recouvraient le sol dallé, émettant mille senteurs aphrodisiaques. Eden et Elia s’avançaient côte à côte vers le fond de la pièce d’où provenaient des rires de femmes.

 

         Une mélodie emplissait la galerie de notes suaves. Cette musique était émise par un instrument triangulaire aux cordes lumineuses, actionnées par la main fluette d’une jeune beauté au teint pâle. Elia perçut l’étonnement du Proèdre devant cet étrange appareil.

 

         - C’est une lyre laser, jeune Prince. Cet instrument unique en son genre a été commandé par la Princesse Sappho aux ingénieurs de l’Apanama. Il mesure près de trois mètres de hauteur.

 

         Eden n’avait jamais entendu pareille mélodie. Chaque rayon vertical à rang décroissant émettait un son cristallin lorsqu’il entrait en contact avec les doigts effilés de la jeune interprète. Les rayons laser changeaient de couleur au gré des notes, emplissant la salle de dégradés aux tons de l’arc-en-ciel et aux formes géométriques les plus diverses. Le son produit par la lyre laser éveillait chaque sens du Proèdre ; il lui semblait même que des senteurs suaves émanaient de cet insolite instrument.

 

         Des femmes de tous âges, pratiquement nues, se pressaient autour d’un gigantesque coussin. Elles s’écartèrent pour laisser passer le Proèdre. Des jeunes filles, une dizaine environ, se penchaient encore sur le coussin de velours toutes excitées, lorsqu’elles se redressèrent, surprises par l’intrusion d’un homme dans le palais. Eden aperçut alors sa tante allongée sur la couche. Une nymphe, une grappe de raisins à la main, introduisait les grains un par un dans la bouche de sa maîtresse.

 

         La Princesse portait une perruque aux cheveux clairs, presque blancs. Cette importante tignasse était agrémentée d’une ribambelle de perles de culture nacrées qui transformaient l’ensemble en une somptueuse couronne.

 

         Grâce et séduction émanaient de cette femme de quarante-trois ans à la peau de pêche immaculée. Le Prince Eden, habituellement peu attiré par ce type de femme fatale, s’était pourtant laissé hypnotiser par le spectacle enchanteur des reflets de la harpe laser dans la chevelure étincelante de sa tante.

 

         La Princesse Sappho exprima une petite grimace en reconnaissant son neveu. Elle tendit la coupe de vin qu’elle tenait dans sa main à l’une de ses admiratrices, tandis qu’une autre de ses suivantes l’aidait à se redresser. La Princesse était totalement nue.

 

         - N’avez-vous pas honte de vous présenter dans cette tenue ? S’offusqua Eden.       

 

         - Mon pauvre neveu ! Je n’ai pas de leçon de morale à recevoir d’un avorton dans ton genre.

 

         Le langage cru de la Princesse choqua et vexa profondément Eden. Mais il avait terriblement besoin de son aide et n’avait, par conséquent, pas d’autre choix que d’éprouver cet affront. Il adopta un ton servile :

 

         - Excusez-moi, ma tante, je n’avais pas l’intention de vous offusquer.

 

         Sappho passa une robe transparente. Elle était découpée dans un matériau qui permettait de conserver le corps à une température constante de trente-sept degrés quelle que soit la température extérieure. Très utile dans des conditions climatiques extrêmes, ce voile se portait habituellement sur les vêtements. Sappho en faisait un usage très personnel en refusant de porter quoi que ce soit en dessous. Elle avait néanmoins consenti sur les conseils de son frère à passer une combinaison moulante en dessous lors de ses apparitions en public.

 

         La Princesse adorait la provocation et faisait fi des convenances. Son tribadisme excessif et ouvertement affiché était source perpétuelle de scandale à la Cour, mais elle n’en avait cure.

 

         - As-tu une bonne raison pour avoir troublé ma soirée ? Laisse-moi deviner. Tu es venu m’annoncer que tu renonçais au trône en ma faveur.

 

         Le Proèdre releva l’affront :

 

         - Je préfèrerais plutôt mourir que de vous abandonner le trône d’Etran, ma tante.

 

         - L’un n’empêche pas l’autre, fit-elle en caressant délicatement le visage de l’adolescent du revers de la main. Finalement, ce sera un double plaisir. Celui de te voir mort et celui d’hériter du trône impérial qui me revient de droit.

 

         - Je suis plus coriace que vous ne l’imaginez, ma tante.

 

         - La mauvaise herbe est difficile à éradiquer, avoua Sappho, mais je suis prête à relever le défi. Prends garde à toi, Eden. Ta vie ne tient plus qu’à un fil et nombreux sont ceux qui rêvent de pouvoir le trancher.

 

         Le jeune homme repoussa fermement la main de sa tante qui caressait langoureusement sa joue droite. Les yeux ombrageux d’Eden affrontèrent le regard gris de la Princesse. Le Proèdre, parfaitement maître de lui, n’était guère impressionné par les menaces de sa tante. Il faisait preuve d’une autorité peu habituelle, ce qui déstabilisa la Princesse. Elle détourna brièvement le regard des yeux légèrement cernés de noir de son neveu qui la mettaient si mal à l’aise.

 

         Le Proèdre tira immédiatement profit de son avantage :

 

         - Puisque mon sort semble tellement vous intéresser, vous allez me rendre un petit service.

 

         La Princesse arracha son bras de l’emprise de la main d’Eden qui l’enserrait fermement. Elle frotta son poignet endolori, puis se mit à réfléchir. Elle avait toujours reproché à son neveu son manque de personnalité. Eden venait de l’étonner. Jusqu’à présent, elle avait pensé qu’il avait hérité de l’inconstance de son père. Avait-elle commis une grave erreur de jugement en sous-estimant son neveu ? L’autorité qu’il venait de manifester à l’instant méritait finalement bien une petite faveur de sa part.

     

         - Je t’écoute, dit-elle froidement.

 

         - Je viens de faire un songe très singulier et j’aimerais que l’une de vos chiromanciennes m’aide à l’interpréter.

 

         Les voyantes étaient indésirables dans l’enceinte de la Cité Interdite. Seule Sappho faisait exception à la règle et les accueillait librement dans son palais. Le Proèdre en personne venait consulter l’une de ses protégées. Elle exultait.

 

         - Elia est ma dernière recrue. Tu peux lui parler de ton rêve, elle t’expliquera tout ce qu’il en retourne.

 

         - Pouvons-nous nous isoler ? Je suis indisposé par les vapeurs d’encens.

  

         Eden avait pris prétexte des vapeurs qui embrumaient la pièce pour se retrouver seul avec Elia. Il ne souhaitait pas que sa tante ait vent de son rêve. Pour plus de précaution, il demanderait même à Elia de le suivre après la consultation.

 

         Sappho ne fit aucune objection à la demande de son neveu. De toute manière, personne n’était en mesure d’échapper à sa présence dans cette demeure. La Princesse voyait et entendait tout ce qui se passait dans son mystérieux palais.

 

         - Vous pouvez aller dans le petit salon, Elia va t’y conduire.

 

         Eden suivit la jeune fille à travers les longs couloirs de la résidence, soulagé de s’être soustrait à la présence pesante de sa tumultueuse tante. Le petit salon contrastait avec l’ensemble de la demeure. Cette pièce, probablement réservée à l’usage exclusif de Sappho, était de dimensions beaucoup plus modestes, même si le miroir qui couvrait un pan de mur entier permettait de l’agrandir par un subtil effet d’optique.

 

         Ils s’assirent chacun dans un fauteuil, face à face. Eden raconta son rêve à la jeune fille qui l’écoutait attentivement. La narration terminée, elle donna son avis.

 

         - Tu as fait un rêve prémonitoire.

 

         - Cela veut-il dire que je vais mourir ?

 

         - Pas nécessairement. Reprenons ton rêve dès le début si tu veux bien. Tu es perdu dans le noir, cela signifie que tu es seul dans la vie. As-tu de véritables amis, Prince Eden ?

 

         - Je suis peut-être un grand solitaire, admit-il.

 

         Elia ne s’était pas attendue à une telle réaction de la part du Proèdre. Elle s’était montrée assez accusatrice. Sa question avait été posée sous la forme d’un reproche, le Prince l’avait compris autrement. Il était fier de n’avoir ni ami ni confident, cela en tout cas ne semblait pas lui poser de problème. Pourtant l’apparition de l’ange gardien dans son rêve trahissait un réel besoin d’amitié et de reconnaissance.

 

         - Cet ange gardien va se manifester prochainement, fit Elia. La vision de cet allié au visage angélique annonce l’arrivée imminente sur Gayanès d’un homme de confiance.

 

         La jeune femme avait éveillé l’intérêt du Prince.

 

         - Comment le reconnaîtrais-je ?

 

         - Ton cœur parlera tout seul, jeune prince. Le moment venu, tu sauras au plus profond de ton être que c’est à lui que tu dois accorder ta confiance.

 

         Les yeux d’Eden d’ordinaire si sombres reflétaient une profonde sérénité. Sa curiosité avait été éveillée par les premières révélations d’Elia.

 

         - Et ces Immortels qui me poursuivent ? Qu’est-ce que cela signifie ?

 

         - Les Immortels n’obéissent qu’aux ordres de l’Empereur. Le danger est double. Tu dois te méfier à la fois de ton père et de ses soldats.

 

         Eden s’assombrissait. L’évocation de ce père qui le rejetait provoquait constamment chez lui ressentiment et amertume. Elia confirmait ce qu’il avait admis depuis longtemps : son père ne l’aimait pas et ne l’aimerait sans doute jamais.

 

         - Que peut bien tramer mon père contre moi ?

 

         - Je ne sais pas, avoua Elia. L’action de ton cauchemar se déroule au cœur de l’Apanama. Il doit y avoir un lien entre les savants et l’Empereur. Quoi qu’il en soit, tu dois éviter ce lieu. Ne te rends jamais sur Okara et surtout méfie-toi de la Doyenne. Ton songe converge vers son palais, cela signifie qu’elle est au centre de l’intrigue.

 

         Cette première partie du rêve, entièrement prémonitoire, trahissait les craintes enfouies au plus profond de l’inconscient du Proèdre. Une grande peur de la solitude ressortait tout particulièrement de cet enseignement. La deuxième partie du songe, plus obscure, était également prémonitoire. Elia en était persuadée :

 

         - Peux-tu me rappeler la fin de ton rêve ?

 

         - Je suis à la place de l’ange et je vois les soldats impériaux se pencher sur mon corps. L’un d’eux s’en approche et désire s’emparer de mon cerveau. Il tranche la boîte crânienne avec son pistolaser, mais elle est vide. Entièrement vide.

 

         Elia était embarrassée.

 

         - Ton rêve est très étrange. Ce genre de cauchemar s’interrompt nécessairement lorsque le sujet meurt. Ici tu continues à vivre dans un autre corps. C’est comme si tu allais mourir corporellement tandis que ton esprit, lui, continuerait de vivre. Comment cela peut-il se réaliser, je n’en ai pas la moindre idée ?

 

         Elia fut prise de convulsions. Une fièvre aussi violente que soudaine se répandit dans tout son organisme. Cela lui arrivait quelques fois, lorsqu’elle était sujette à certaines visions très précises qui défilaient devant elle comme dans un film.

 

         A la différence que cette fois-ci, elle avait l’impression de faire intégralement partie du spectacle. Non seulement, elle voyait les scènes, mais encore, elle sentait les odeurs, entendait les gens murmurer, pouvait toucher les objets qui apparaissaient devant elle.

 

         Eden s’inquiétait :

 

         - Tu vas bien ? Tu es livide ?

 

         - Je vois un homme très sombre, fit-elle le front en sueur. Un homme d’environ quarante-cinq ans, impérieux, autoritaire, dur, froid, insondable. Il a un vague air de famille avec ton père et toi.

 

         - Etran !

 

         - Il commande à une multitude. Son Empire s’étend aux confins de l’univers. Il tient d’une main, un croissant de lune argenté, et de l’autre, un disque solaire en or. Le Premier Empereur veut réunir ces deux morceaux en un seul élément, une pièce qui serait composée du soleil et de la lune, du jour et de la nuit.

 

         - La réunion de deux opposés. Mais pourquoi ?

 

         - Etran est la clé de ton songe, Prince Eden. Par l’intermédiaire des protonyx, il préside aux destinées de ta famille depuis des millénaires.

 

         - Le Premier Empereur est un mystère, concéda le Proèdre. Il a été divinisé après sa mort et il est formellement interdit de le représenter. Si bien que personne ne sait réellement à quoi il ressemblait. Ses origines sont obscures et nous savons très peu de choses de sa vie. D’après la tradition, c’était un Tenjin, un être accompli, doté de prodigieux pouvoirs. Aucun de ses descendants n’est parvenu à l’égaler.

 

         Le corps d’Elia fut pris de secousses violentes. La fièvre la faisait délirer, tandis qu’un futur proche lui apparaissait sous la forme de visions fugaces morcelées.

 

         - L’esprit d’Etran veut favoriser l’avènement d’un nouveau Tenjin, murmura-t-elle. Pour cela, il a besoin de toi. Tu es son instrument.

 

         - Que veux-tu dire ?

 

         - Tu me demandes de décrypter les projets d’un être exceptionnel capable de prédire l’avenir sur des millénaires. A vrai dire, je ne suis sûre que d’une seule chose. Ton ancêtre s’intéresse à toi car tu possèdes une partie de ses facultés. Cependant, pour que le puzzle soit complet, deux pièces sont nécessaires. Leur réunion génèrera un être parfait, un second Tenjin encore plus puissant que son prédécesseur. Selon Etran, il s’agit là d’une évolution nécessaire pour assurer la survie de l’humanité.

 

         Eden se leva de son fauteuil et fit face à la glace. Son visage trahissait son angoisse.

 

         - J’ai peur, Elia. J’ai peur de mourir. Mon ancêtre n’hésitera pas à me sacrifier pour parvenir à ses fins. Quelles qu’elles soient.

 

         La jeune fille qui s’était remise de sa transe se leva à son tour et rejoignit le Proèdre. Elle enserra sa taille avec ses bras.

 

         - Tu m’as l’air d’être un peu perdu, petit garçon. Je voudrais bien te rassurer et te promettre un avenir radieux, mais c’est impossible. Mes visions sont très troubles et ton avenir m’échappe. Je ne suis sûre que d’une seule chose à ton égard, mais la Princesse Sappho me tuerait si elle devait apprendre un jour que je t’ai fait une telle confidence.

 

         Eden détacha les bras qui l’enlaçaient et se retourna pour faire face à Elia. Il la ramena  contre sa poitrine avec son bras gauche et balaya de sa main droite les cheveux qui tombaient sur le visage de la jeune fille.

 

         - Quel est ce secret que Sappho désire préserver ? Tu peux me le dire. Ce soir, je vais t’enlever et tu vivras à mes côtés, dans mon palais, loin de ta maîtresse.

 

         - Je suis prête à te suivre n’importe où, jeune prince.

 

         Il n’en doutait pas un seul instant.

 

         - Que cache Sappho ? S’impatienta Eden.

 

         - La Princesse s’entoure de chiromanciennes pour répondre à une seule question qui l’obsède tout particulièrement : deviendra t-elle un jour Impératrice ? Nos visions à ce sujet sont très réduites et ne s’accordent que sur un seul point. Tu ne monteras jamais sur le trône et c’est Sappho qui succédera à ton père.

 

         - Va t-elle me tuer ?

 

         - Les milliers de chemins d’avenir possibles aboutissent tous à une souveraineté de Sappho, mais selon des voies très différentes. Selon certains scénarios tu es en effet assassiné sur ordre de la Princesse, mais selon d’autres tu es encore vivant lorsqu’elle s’empare de la Couronne.

 

         Cette nouvelle révélation surprit Eden. Comment Sappho pourrait-elle s’emparer du trône de son vivant ? Après tout, il était l’héritier légitime de son père et la Princesse n’arrivait qu’en seconde position dans la succession impériale. Qu’est-ce qui pourrait bien l’obliger à renoncer au trône d’Etran ? Le Proèdre était troublé par ces révélations.

 

         - Et que vois-tu au-delà, après la victoire de Sappho ?

 

         - C’est le trou noir. Aucune voyante de l’Empire ne peut entrevoir ce qui se passera. Une force inconnue brouille toutes nos visions.

 

         - Moi aussi je suis prescient, avoua Eden.

 

         Elia s’étonna.

 

         - Je l’ignorais.

 

         - Je vois que je suis amoureux de toi et que je vais t’enlever.

 

         Le Proèdre embrassa les lèvres de sa compagne. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, il la prit dans ses bras et l’emmena hors du petit salon. Il traversa les appartements sombres et désertiques de sa tante qui possédaient leur propre accès aux jardins. Une porte-fenêtre entrouverte lui permit de sortir discrètement de la résidence en compagnie d’Elia.

 

         Arrivé dans les jardins, il posa sa compagne à terre.

 

         - Si tu pénètres dans mon palais, tu seras mienne pour la vie.

 

         Elia avait entendu parler des dizaines de jeunes filles qui avaient été délaissées par le Proèdre. Pourtant elle n’hésita pas. Il était si beau, si fort et si fragile à la fois. Elle prit la main du jeune homme.

 

         - Mon coeur t’appartient, jeune Prince. Pour la vie.

  

Chapitre 3                                                                    Chapitre 5

  

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